La question de la supériorité culturelle
Tout récemment, j'évoquais dans ce petit coin de toile les démêlés de Corentin de Salle avec la rédaction de La Libre Belgique, dont l'origine était un article qui abordait - fort maladroitement - la question de la supériorié culturelle de l'Occident. Au départ, mon objectif n'était pas de cautionner les propos de Corentin, ou d'effectuer une analyse critique de son petit opus, mais plutôt de relever un acte d'autocensure causé sans nul doute par le caractère sulfureux d'une telle question dans une époque où l'opinion dominante est à l'encensement aveugle de la multiculturalité et à la négation de la différence. Cependant, c'est en fin de compte le texte de Corentin lui-même qui a fait l'objet d'une longue discussion dans les commentaires de mon post, discussion au cours de laquelle j'ai promis à mon excellent ami Ronnie Hayek de rédiger une chronique sur cette question de prétendue supériorité culturelle.
Les "valeurs" de "l'Occident" sont-elles, comme certains de gauche comme de droite tentent de nous en persuader, réellement supérieures aux valeurs défendues dans d'autres partie du monde ? La culture occidentale est-elle supérieure à tout autre forme de culture ? Question épineuse et à laquelle, je crois, il n'est pas possible de donner de réponse définitive, et sûrement pas avec l'assertivité qui caractérise les hystériques nationalistes d'extrême-droite ou les défenseurs étatistes du "rayonnement de l'Occident", que l'on trouve aussi bien chez les néoconservateurs américains, les atlantistes européens et les étatistes franchouillards ou francolâtres.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, j'aimerais insister sur un fait qui me semble primordial : la question de l'existence d'une quelconque supériorité est d'un intérêt tout particulier pour les partisans de l'interventionnisme en tant que politique étrangère d'une nation ou d'un groupe de nations. Il est d'ailleurs troublant de constater que des ennemis idéologiques en apparence, par exemple Jacques Chirac et George W. Bush, s'en réclament tous les deux. Quand Jacques Chirac ou Louis Michel veulent utiliser la diplomatie - c'est-à-dire le chantage politique et économique - pour imposer aux peuplades ignorantes les merveilleuses notions que sont les Droits de l'Homme, quand George W. Bush envoie deux cent mille soldats équipés de pied en cap occuper un pays à l'autre bout de la terre pour "amener la démocratie au Moyen-Orient", c'est la même idée fixe que l'on retrouve : il faut imposer au monde entier, par la chantage ou par la force des baïonnettes (et surtout par les balles des fusils qui sont au bout desdistes baïonnettes), les "valeurs", occidentales ou humanistes selon que vous soyez texan ou corrézien, qui font la grandeur de notre belle civilisation. Pouacre ! Que la prétendue supériorité de l'Occident serve ainsi de cache-sexe à l'impérialisme rend déjà cette notion plus que suspecte avant même que d'en commencer l'analyse.
Mais soit. Faisons un instant fi des usages puants que font les Etats de cette notion et lançons-nous dans une analyse un peu plus détaillée. Prenons la proposition suivante : "la culture et les valeurs occidentales sont supérieures aux autres" et décortiquons-la pour en examiner la véracité.
Le premier écueil que l'on rencontre est le caractère flou des termes employés, et en particulier du vocable "occidental". De quoi parlons-nous ? Dans son acception la plus courante, l'Occident englobe l'Europe de l'Ouest, les Etats-Unis, le Canada, mais aussi ces satellites "exotiques" que sont les anciennes colonies britanniques d'Australie et de Nouvelle Zélande. C'est fort vaste. Peut-on parler de culture commune ? Il me paraît quelque peu hasardeux de dire, par exemple, que la culture américaine est la même que la culture française, italienne ou espagnole. Quel est le point commun entre une colonie de peuplement dont l'identité s'est construite sur les deux cent dernières années en tant que melting-pot social, culturel et religieux, un pays uni dans des frontières plus ou moins stables depuis les environs de l'an mille, un pays ayant connu la prospérité pendant plusieurs siècles sous le houlette de dirigeants issus du Moyen-Orient et l'ancien berceau de la civilisation romaine ? Tout au plus peut-on éventuellement les relier à l'héritage commun des cultures grecque et romaine, mais ce même héritage n'a pas le même poids partout. Si la France, par exemple, exalte les vertus de la Grèce Antique comme berceau de la démocratie, ou tire sa langue du latin, le Siècle des Lumières a pour les intellectuels français une importance capitale. Quant aux Etats-Unis, les philosophes du monde anglo-saxon et le protestantisme passent bien avant l'héritage gréco-romain. Alors, quoi ? Quelle est cette "culture", quelles sont ces "valeurs" ? Si l'on peut dire qu'il y a quelque chose, du Parthénon à Picasso ou Dali, qui fait partie des connaissances de chacun dans le monde occidental - et encore, ne s'agit-il pas avant tout d'une "élite" intellectuelle - cet héritage, s'il dénote une richesse artistique et une longue tradition intellectuelle, ne peut me semble-t-il pas constituer un argument attestant la "supériorité" de l'Occident. Après tout, Angkor Vat, les pyramides égyptiennes ou précolombiennes, l'imprimerie et la poudre à canon inventées en Chine, les mathématiciens et médecins arabes du Moyen-Age, le bouddhisme, le centre intellectuel que fut Tombouctou, ou les statues de l'Ile de Pâques pour attester de la grandeur de civilisations non occidentales et de leur apport au patrimoine humain. Et puis, de toute façon, ce n'est pas au nom de Michel-Ange ou de Ludwig Von Beethoven que les troupes américaines ont débarqué en Irak, pas plus que ce n'est au nom de Molière et de Lully que la France joue un jeu particulièrement sordide en Afrique de l'Ouest.
Réflexion qui nous amène à la question suivante : qu'est-ce qui est représentatif de la culture occidentale, ou à fortiori d'autres cultures ? Peut-on affirmer sans rire, comme le fait d'ailleurs Corentin de Salle, que Saddam Hussein gazant les kurdes et Oussama Ben Laden dirigeant un réseau du fous furieux qui sèment la mort et la destruction aux quatre coins de la planète sont représentatifs du "monde arabe" ? Peut-on considérer la corruption qui règne dans de nombreux gouvernements africains, la dictature sanglante de Robert Mugabé ou le génocide rwandais comme représentatifs de la "culture africaine". Pourquoi ne pas carrément affirmer que les cartels de la drogue et Fidel Castro sont les dignes représentants de la "culture sud-américaine" ? Et qu'entend-on par "culture occidentale" ou "valeurs de l'Occident", auxquelles les soi-disant cultures "définies" ci-dessus servent de repoussoir fort commode ?
En fait, répondre à ces questions nous ramène à la case départ : tout cela est avant tout affaire de géopolitique. La confusion savamment entretenue entre différences culturelles et actes perpétrés par des régimes dictatoriaux - dont la plupart se sont d'ailleurs installés en bénéficiant de la complaisance, voire de l'aide active, des grandes puissances occidentales "démocratiques" - n'a qu'un seul objectif : tenter de légitimer coûte que coûte la politique étrangère menée par nos gouvernements. Point à la ligne.
Entendons-nous bien, cela ne signifie pas que les différences culturelles n'existent pas et qu'il ne pourrait pas être intéressant d'en discuter. Mais cela ne peut se faire qu'en évacuant l'Etat du débat (sauf si l'on s'intéresse à l'Etat en tant que phénomène culturel). La question des cultures prend alors un sens différent. Et la division en grands "blocs" - l'Occident, le Monde Arabe, l'Afrique, le Moyen-Orient, l'Orient, l'Amérique Latine - perd quant à elle tout son sens. Ceci fera l'objet de la prochaine chronique.
9 Commentaires:
Je crois qu'il s'agit en effet d'une des appropriations les plus réussies de la novlangue.
Que pensez-vous de la thèse de Philippe Némo, dans Qu'est-ce que l'Occident ?, selon qui cette civilisation peut se définir par les traits suivant:
- l'héritage grec (la cité et la science grecques)
- l'invention du droit privé (Rome)
- l'héritage biblique
- la "Révolution papale" médiévale (l'homme est l'acteur de son histoire)
- la démocratie libérale moderne
Peut-être ses éléments ne sont-ils pas tous présents à égalité dans les différentes cultures nationales, mais ils joueraient malgré tout un rôle...
Je n'ai pas lu Qu'est-ce que l'Occident ?, mais votre commentaire m'inspire les réflexions suivantes :
1) je ne pense pas que les Etats-Unis voient la Grève Antique comme référence importante, mais plutôt les philosophes anglais et l'éthique protestante. Donc la définition de Némo n'englobe pas (à mon sens) les Etats-Unis.
2) cette définition présente l'avantage de passer sous silence quelques épisodes non moins constitutifs à mes yeux d'une certaine "culture" occidentale dans ses aspects nettement moins croquignolets : les croisades, la reconquista, les guerres de religion, l'Inquisition, la colonisation (le génocide des indiens d'amérique, le commerce triangulaire), le communisme, la Shoah, et j'en passe ...
3) pourquoi la "démocratie libérale" et pas la social-démocratie et l'Etat-Providence, Bismarck et Beveridge, Pétain et la nationalisation des pensions, et cetera ?
4) En outre, il n'y a plus rien de libéral dans les démocraties actuelles. La Belgique du XIXème siècle fut la dernière des démocraties libérales en Europe, et cela ne fut possible qu'à cause du pouvoir royal extrêmement fort sous Léopold II et Albert Ier, qui avaient à coeur de maintenir ce que je n'hésiterais pas à qualifier de minarchie.
5) Quant à l'invention du droit privé, je ne pense pas qu'il ait fallu attendre les romains. La seule chose qu'ils ont fait, c'est codifier la coutume et lui donner force de loi. Le commerce, et donc, à fortiori, les droits individuels et les façons pacifiques de régler les conflits, existe au moins depuis l'essor de la civilisation phénicienne (qui est moyen-orientale et non occidentale). Ce sont les Phéniciens qui ont appris aux grecs les rudiments du commerce, à l'époque où le Latium n'était encore peuplé que d'un ramassis de tribus grattant la terre pour survivre (exception faite bien sûr de la civilisation étrusque).
1) On pourrait dire que cette influence est indirecte : les penseurs anglo-saxons ont sans doute été assez influencés par la Grèce antique. Et puis n'oubliez pas le rôle de certains penseurs français comme Bastiat ou Montesquieu. On peut également faire la distinction entre culture et civilisation. Cette dernière engloberait plusieurs cultures ayant certes des différences mais seraient malgré tout proches les unes des autres.
2) C'est vrai que la plupart du temps, quand un auteur tente de définir une civilisation, il omet volontairement ou pas les aspects peu reluisants, surtout si c'est de sa propre civilisation qu'il s'agit (je n'y avais pas pensé, pourtant c'est évident). Toutefois, on dira que ces mauvaises actions sont des dévoiements qui sont en contradiction avec "l'essence" de la civilisation occidentale (ce n'est pas un avis que je partage nécessairement, mais c'est une objection qui pourrait être faite).
3 et 4) Pourquoi la démocratie libérale ? Mais parce que Philippe Némo est libéral...! Sans rire, là, je suis complètement d'accord avec vous. Je crois tout de même savoir, mais je puis me tromper, que c'est dans les pays occidentaux que la pensée libérale a atteint ses développements les plus poussés, même si elle y est critiquée et peu appliquée.
5) Là, j'avoue ma crasse ignorance. Mais il est plausible que le droit privé n'ait pas attendu Rome pour se développer.
Au final, je pense que vouloir définir des civilisations est un exercice relativement vain et très délicat. C'est comme la culture : il n'y a pas deux individus qui aient exactement la même... Définir telle ou telle culture, telle ou telle civilisation dépend finalement du point de vue adopté et en dit plus long sur celui qui définit que sur l'objet d'étude lui-même. Faire des synthèses peut-être utile dans une perspective savante, mais si c'est pour servir des logiques collectivistes..., sur le fond nous sommes d'accord !
En ce qui concerne le point 2, il me semble que les "errements" font partie intégrante du bagage culturel. La culture occidentale (admettons un instant que le concept ne soit pas flou) ne serait certainement pas la même en ce début de 21ème siècle si la Shoah n'avait pas eu lieu, par exemple. Pensons aussi par exemple au rôle important des persécutions religieuses en Angleterre sur la colonisation de l'Amérique du Nord et l'esprit qui s'est développé.
Sinon, je suis entièrement d'accord avec votre conclusion finale. L'exercice de tenter de définir une ou plusieurs cultures occidentales peut être intellectuellement stimulant et fort intéressant, mais le problème est que les termes mêmes sont de toute manière utilisés à des fins collectivistes, ce qui rend l'exercice un peu vain. Néanmoins, je compte continuer à explorer le sujet, fût-ce pour me faire ma propre idée sur le phénomène culturel et les comparaisons entre cultures.
Qu'est-ce qui est représentatif de la culture occidentale, ou à fortiori d'autres cultures ? Pour ma part, je pense qu'un bon critère pour faire la distinction serait celui de Popper : la culture occidentale se caractériserait comme celle d'une société ouverte.
L'Allemagne Nazie (exemple récent) n'était pas ce que j'appellerais une société ouverte. Pas plus que ne le furent les Etats-Unis à l'époque du McCarthysme. Pas plus que l'Irlande puritaine d'il y a vingt ou trente ans.
La plupart des critères que l'on pourrait admettre sont biaisés, inopérants, ou présentent une vue tronquée de la réalité.
Ergo, la "culture occidentale" est une hypostatisation au service des intérêts géopolitiques de certaines nations.
Je n'ai rien à ajouter aux excellents propos de Constantin, que je félicite pour la haute tenue de son post.
Par rapport à la thèse de Philippe Nemo, évoquée par GEF, je dois seulement préciser qu'il ne s'agit pas pour le philosophe français de simplement énumérer les différents critères rappelés précédemment, mais d'expliquer ce qu'il considère comme la spécificité occidentale qu'est l'hybridation de ces éléments. D'après lui, l'Occident (dans son versant libéral) a bénéficié de l'articulation de ce qu'il appelle cinq miracles: apparition de la Cité et de la réflexion scientifique (Athènes); "stabilisation" juridique et proto-humanisme (Rome); eschatologie biblique; révolution papale du XIe siècle (qui a permis de désacraliser le pouvoir politique et de réintroduire le Droit naturel, débarrassé de ses scories antiques et païennes); développement d'une philosophie libérale-démocratique.
Cela ne veut évidemment pas dire que l'Occident se résume à cela, le propos de Nemo n'est pas naïf (au contraire de celui de CdS). Dans ses divers ouvrages (dont l'indispensable "Histoire des idées politiques" en deux tomes), il montre bien que la civilisation occidentale a toujours été simultanément menacée de l'intérieur par des idéologies anti-humanistes et liberticides (de l'anabaptisme aux totalitarismes nazi, fascistes et communiste, en passant par l'absolutisme).
Plongé dans la lecture du grand historien de la philosophie Etienne Gilson, j'ai d'ailleurs trouvé une citation intéressante de ce dernier: "Ce qui est typiquement européen, c'est de concevoir le Droit, non comme un fondement de la cvilisation européenne, mais de la civilisation, sans plus".
Nous pourrions ainsi dire que le libéralisme s'est constitué en doctrine en pleine Europe, mais qu'il n'est pas pour autant une pensée politique spécifiquement réservée aux Européens - lesquels la comprennent aujourd'hui bien mal et/ou la rejettent majoritairement, hélas ! Je précise qu'à mes yeux le libéralisme n'est exportable que par des moyens pacifiques - sinon, ce serait cautionner une contradiction monsrueuse -, contrairement à ce qu'estiment trop de libéraux réels ou supposés, adeptes d'un soi-disant "choc des civilisations".
Pour être exact, il me semble qu'originellement, c'est une thèse défendue par Fernand Braudel.
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