Les illusions dangereuses
Au hasard des pérégrination mondaines de fin de semaine, je me suis retrouvé, hier soir, face à un fort intéressant représentant de la gauche caviar et de son idéalisme redistributeur, idéalisme dont le danger réside dans la combinaison d'un pouvoir d'attraction émotionnel important et de bases économiques et sociologiques erronnées et dangereuses.
Le brave jeune homme étant cabinettard au ministère de l'enseignement, notre discussion s'orienta tout naturellement vers l'état catastrophique de l'enseignement en Belgique francophone. Il ne fallut guère longtemps avant qu'il n'expose la pièce centrale de son programme politique : le système est bon à la base, ce qu'il faut c'est le corriger. Inutile de vous dire, chère lectrice (et cher lecteur) que je ne pus m'empêcher de marquer véhémentement mon désaccord avec cette assertion, assertion qui, soit dit en passant, tient lieu de programme aux politiciens de tous bords en ces temps intellectuellement troublés ou personne ne veut prendre le risque de soulever la chape de plomb idéologique qui bannit toute remise en cause du paradigme collectiviste.
Donc, en gros, les prémisses de base de l'enseignement en Belgique sont bonnes : la centralisation, le monopole de l'Etat, le découplage total entre la réalité des professeurs sur le terrain et celle des gens qui conçoivent les programmes de cours, le fonctionnariat, l'absence d'évaluation des performances et d'impact sur la rémunération, les sections ghetto, l'enseignement général en tant que voie royale vers l'université à laquelle tous doivent accéder et donc idéalement 95% de la population devrait être diplômé, et j'en passe. Tout cela est bel et bon dans le principe, c'est l'application qui est fautive.
La réalité est que c'est la base même du système qui est viciée. C'est cette volonté de planification, de centralisation, qui est la cause de tous les "dysfonctionnements" que l'on peut observer. Bien sûr, il existe des facteurs agravants. Ainsi, le poids disproportionné des syndicats dans l'ensemble des processus de décision a créé un sytème dont le centre des préoccupations n'est plus l'avenir des élèves mais le bien-être et le confort des enseignants. Cela n'a été possible qu'à cause de la structure du système : la centralisation des décisions facilite le noyautage par les groupes de pression.
Le processus planificateur, néfaste en soi, est évidemment rendu plus délétère par le constructivisme qui est l'alpha et l'oméga de la pensée politique collectiviste : l'illusion qu'il est possible pour des "élites intellectuelles" d'influencer la façon de penser et d'agir des gens. Ce trait de la politique de l'enseignement fut d'ailleurs illustré de façon particulièrement édifiante par mon interlocuteur, lorsque nous abordâmes la question de la "mixité sociale" si chère aux socialistes. Sur le papier, cet objectif peut paraître noble et désintéressé : il faut que l'école soit un lieu de rencontre, où chacun, dans le respect mutuel, puisse prendre conscience de l'autre dans sa différence, afin que l'enrichissement mutuel contribue à la disparition des barrières et des ghettos. Si l'intention est louable, prétendre l'imposer par décret est une tentative vouée à l'échec. Le dialogue, l'ouverture à l'autre, doit partir d'un élan intérieur, d'une volonté consciente de chaque acteur d'effectuer sur lui-même un travail de remise en question. Faute de cet engagement individuel, la prétendue "mixité sociale" se transforme en machine à renforcer les préjugés. Ma pratique quotidienne de l'enseignement tend d'ailleurs à le confirmer : dans l'école "difficile" où je travaille, les relations entre maghrébins et africains subsahariens sont extrêmement tendues. J'ai assisté à des matches d'insultes particulièrement édifiants, et, l'an dernier, certains élèves en sont même venus aux mains. Comment imposer à ceux qui sont persuadés qu'ils ont raison et que leur culture est la meilleure de respecter l'autre ? On peut tenter de le faire comprendre, on peut essayer de susciter le dialogue, mais, faute de volonté individuelle, rien ne changera. A moins bien sûr que les professeurs ne s'occupent que de cela à plein temps. Mais dans ce cas, l'apprentissage du français, des mathématiques, de tous ces savoirs indispensables qui aideront les jeunes adultes à entamer des études supérieures ou à se lancer dans la vie professionnelle sera mise entre parenthèses, ce qui n'est guère productif sur le long terme. Les tensions que crée dans les écoles cette politique de mixité sociale forcée, et que, bon gré mal gré, enseignants et éducateurs sont amenés à gérer pour que les établissements scolaires restent des lieux d'apprentissage, détournent une part importante des énergies du corps enseignant de sa mission première, qui est la transmission de savoirs.
Mais au-delà du principe, dont le caractère mortifère ne fait, je n'espère plus aucun doute, son application même génère de nouveaux problèmes. Il est ainsi rendu très difficile, voire impossible, aux directions d'école de refuser un étudiant qui se présente à l'inscription. Quand on sait qu'un seul élément perturbateur peut suffire à pourrir l'ambiance de travail dans une classe, il n'est guère difficile de comprendre que cette mesure peut sérieusement compromettre l'avenir d'une vingtaine d'élève sous prétexte d'en aider un qui, soit dit en passant, n'a peut-être même pas envie d'être aidé. Sous prétexte de refuser les "écoles-ghettos", qu'il s'agisse d'écoles "de crapules" ou d'écoles "d'intellos", la mesure contribue à généraliser une médiocrité (au sens étymologique du terme) qui, loin de promouvoir la réussite individuelle, comme semble pourtant le prôner le slogan "école de la réussite", contibue au nivellement par le bas dont souffrira ensuite la société. Car la baisse contante de la qualité des diplômés a un impact non négligeable sur la société dans son ensemble. Pourquoi donc, par exemple, les entreprises de la région bruxelloise doivent-elles "importer" des informaticiens indiens alors qu'il y a pléthore d'informaticiens bruxellois au chômage ? N'en déplaise aux tenants de la prétendue "concurrence des bas salaires", la cause ne réside pas dans les exigences salariales plus réduites des indiens. En effet, du moment que le contrat est exécuté en Belgique par une entreprise de droit belge, il est soumis à la législation sociale belge, et donc aux barèmes minima appliqués dans le secteur. La vraie raison de cet engouement pour les Indiens est bien le manque de qualification des informaticiens-chômeurs, couplé sans nul doute au fait que les Indiens font preuve d'une éthique du travail qui faut cruellement défaut chez nous, tant les professeurs sont occupés à rattraper les dégâts des politiques de mixité sociale et les autres mesures désastreuses adoptées par les gouvernements successifs plutôt que de donner à leurs élèves le goût de la réflexion et du travail bien fait.
La politique préconisée par les collectivistes en matière d'enseignement est viciée à la base. Changer les modalités de son application ne modifiera rien des conséquences désastreuses du sytème en vigueur. Les préoccupations actuelles des politiciens sont celles du capitaine du Titanic, trop occupé à pousser l'engin jusqu'à sa vitesse maximale pour s'inquiéter du cap suivi.
15 Commentaires:
Très bon.
Manifestement, les illusions dangereuses se fichent des frontières: les travers que vous dénoncez, nous les retrouvons en France.
Bravo, excellent post ! Comment aborder les problèmes les plus importants de notre enseignement en quelques paragraphes...
@ xxc : oui, c'est malheureusement souvent le cas. Les politiciens belges francophones ont une fâcheuse tendance à copier les (mauvaises) idées des politiciens français.
@ Climax : merci. Je pense être loin d'avoir fait le tour des problèmes de l'enseignement en Belgique, mais il est clair que le fond du problème est là. C'est d'ailleurs le cas pour l'entièreté de la situation économique désastreuse : les fantasmes planificateurs, malgré presque un siècle de démonstration de leur inutilité, continuent à faire la nique à la réalité et à précipiter des pans entiers de la société dans la misère.
Voilà encore un document édifiant. Il décrit une situation française, mais j'ai bien peur que la Belgique ne soit guère mieux lotie, surtout du côté francophone.
Lettre ouverte
Très bon article...
Et le plus troublant, dans tout ça, c'est que ce raisonnement, s'il est vicié pour l'éducation, l'est tout autant pour la sécurité sociale, l'assurance chômage (ou tout type de risque de la vie pris en charge par l'état), etc...
Il est étonnant, devant les échecs de chacun de ces systèmes, qu'à chaque fois, ce soit pourtant la même phrase qu'on nous ressert : "le système est bon à la base, il faut juste le corriger, gnagnagna"...
C'est d'autant plus navrant que "The Fatal Conceit", l'excellente critique du constructivisme et de la planification qu'a faite F.A. Hayek ne date pas d'hier.
Tout depend du but que vous definissez a l'EN. Si le but ultime est l'education, vous avez sans doute raison. Mais si le critere de succes c'est de pouvoir mieux gerer le pays, voire simplement de diminuer la deliquance et la protestation sociale, je ne vois pas en quoi avoir des diplomes mieux eduques, plus employables, mieux lotis ca aiderait particulierement.
Desole d'etre cynique, mais pourquoi les buts officiellement recherches devraient etre les buts atteints? C'est un peu biologique si vous voulez, les systemes les plus efficaces se reproduisent. Il y a un niveau ou le systeme en place est efficace (mais pas forcement par rapport au but affiche, i.e. l'education et la connaissance).
Vous etes liberal, vous devriez comprendre ca.
Ah oui petit detail. Les couts salariaux en Inde sont maintenant beaucoup plus eleves que ne l'imagine.
ps: Je m'excuse d'avance pour mon manque d'orthographe.
Vous avez parfaitement raison, Davidj, de dire que le système possède sa propre efficacité, en tant qu'outil de "lavage de cerveau" de la population, et donc de maintien au pouvoir de la classe dominante (celle des politiciens et des intellectuels qui leur servent de fournisseurs de justifications à leurs actions).
C'est un peu la même thèse que certains défendent à l'égard des malversations politiciennes qui éclatent au grand jour un peu partout en Belgique francophone : le système politique en place en Belgique, et surtout en Wallonie, est un système clientéliste. Le seul objectif (interne) du système est le maintient en place des politiciens au pouvoir. A ce niveau-là, on peut dire qu'il fonctionne pleinement.
Maintenant, le fait que le système soit efficace lorsqu'on observe les faits avec détachement n'empêche pas :
1) que certains soient rééllement convaincus que l'objectif du système soit un truc en apparence altruiste genre "plus de justice sociale"
2) que le système est en soi détestable, et que pas plus ses objectifs réels que ces objectifs professés ne sont acceptables du point de vue d'hommes libres
Par conséquent, démontrer l'inanité des deux objectifs (l'avoué et l'inavoué) sont primordiaux. Pourquoi s'attaquer aux deux ? Parce que si on ne démontre pas l'inanité des buts prétendûment altruistes, nous aurons droit au bon vieux "le système est bon à la base, c'est son application qui est mauvaise". Or, le système n'est pas bon à la base. C'est précisément cette volonté de centralisation et le constructivisme des objectifs poursuivis qui créent les conditions d'apparition d'un système pernicieux visant à sa propre perpétuation. On pourra autant de fois que l'on veut repartir de zéro, les conséquences seront les mêmes.
En toute démocratie, votre point 1) est une nécessité incontournable. Quelques soient les inefficacités du système, il est performant quand il s’agit de convaincre les électeurs qui votent les jours des élections (les bulletins blancs et abstentionnistes ne comptent pas). Ce sont les machines des partis politiques lubrifiées par le clientélisme, et qui menant le débat médiatique, s’en chargent. Détestable ? C’est vite dit. Tout ce qui relève de l’état, quel que soit le mode de gouvernement dépend de tels facteurs que le clientélisme. Vous pouvez afficher les buts que vous voulez, altruistes ou pas, une fois au pouvoir, il faut gérer si vous voulez être (ré)élu. L’alternative c’est l’anarchie ou la dictature, au choix, ce qui est bien pire. C’est pessimiste mais c’est vrai.
« celle des politiciens et des intellectuels qui leur servent de fournisseurs de justifications à leurs actions »
Je me souviens du temps de l’apartheid toutes les excuses ridicules qu’on nous sortait pour dire, ce n’est pas si injuste. En général il suffit d’inventer une mince théorie suffisante pour servir de prétexte à ceux qui trouvent vaguement leur intérêt dans le système (en démocratie, très indirectement c’est la majorité des électeurs). Il n’est pas nécessaire de convaincre ses adversaires, il suffit de ne pas se mettre trop de gens neutres sur le dos.
Jacquoux
Si je peux comprendre que la dictature soit pire que la démocratie, j'ai par contre peine à envisager que l'anarchie ne soit pas meilleure. Etant libertarien, ou si vous préférez, "libéral anarchiste", ce n'est guère surprenant.
Constantin, prôner l’anarshit comme forme de (non)-gouvernement est un délit criminel assimilé à la sédition. Donc à l’intention des agents de la DGST, notez bien que je ne suis ni anarch***, ni dépendant de votre juridiction. Mais sans tomber dans l’utopie, c’est un fait que l’indice de corruption des nations démocratiques de taille modeste est statistiquement bien en dessous de la moyenne des démocraties occidentales. Sans citer de chiffres, il suffit de comparer ce que nous savons de chaque grand pays qui a un petit voisin au nord : la RFA et le Danemark, la Suède et la Finlande, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, les États-Unis et le Canada. Je n’ose pas dire la France et la Belgique !
Si je voulais être méchant je dirais que c’est parce que dans les petits pays, il y a moins à gérer, donc les enjeux financiers étant plus petits, la politique n’attire pas autant les amateurs de gros sous.
Jacquoux
La Belgique est probablement autant, sinon plus corrompue que la France, ce qui nous fait un parfait contre-exemple à votre propos. Ceci dit, même si un gouvernement n'était pas corrompu, il n'en constituerait pas moins une forme d'agression envers ses citoyens, si démocratique soit-il.
Plus qu'une utopie, l'anarchie est le seul système qui supprime cette agression systématique des individus par l'Etat, puisque par définition ce système supprime l'Etat. Par ailleurs, je trouve piquant de traiter le libertarianisme d'utopie alors même que la majorité des gens vivent encore dans l'illusion que "le monde entier nous envie notre système de sécurité sociale", lequel, non content de générer de la misère en son sein (rappelons que le taux de chômage réel de la Belgique avoisine les 20% ainsi que je l'ai démontré précédement), s'est en outre lancé, entre autres via la PAC, dans l'exportation active de cette misère vers les pays plus faibles du globe. Le collectivisme est bien plus néfaste qu'une utopie : c'est une entreprise de destruction progressive de l'humanité.
Sinon, sachez que je me fiche éperdument de "prôner la sédition". Je suis un homme libre et j'entends exprimer librement mes idées. Qu'un Etat me refuse un tel droit ou le qualifie de crime n'est qu'une preuve de plus du caractère fondamentalement agressif de l'oppression étatique.
Mon message précédent n’est pas très sympathique. Je n’ai rien contre la France ou la DGST, mais ces histoires d’état d’urgence et de censure des Blogs dans l’hexagone me mettent en colère. J’ai du passer trop de temps hier chez Charles Legrand, ça rend parano !
Bien sûr que le pouvoir des états modernes sont excessifs et oppressifs. L’anarchie aboutissement naturel de la liberté ? (C’est toute la philosophie de Hobbes – dont je suis partisan – que vous mettez en question). C’est sûr que comme utopie, c’est plus attirant que le fameux « paradis social ». En plus, contrairement aux communistes qui sont nuisibles même à petite dose, les anarchistes tant qu’ils ne sont pas violents, contribuent à la société en défendant les libertés. Mais ça reste une utopie tant que vous ne pouvez pas citer d’exemple concret d’anarchie.
Regardez l’Afrique ou les exemples historiques puisque vous les aimez : tout pays a besoin d’une armée pour se défendre. Entre les mains de ses dirigeants, cette armée devient un instrument dangereux qui transforme l’état en dictature/démocratie/monarchie au choix.
En bref je reconnais la nécessité de l’état, mais je le préfère représentatif et à petites doses.
Jacquoux
A lire vos propos, il vaudrait mieux parler d'inéluctabilité de l'Etat que de nécessité, non ?
C'est la thèse développée entre autres par des gens comme Nozick dans "Anarchie, Etat et Utopie".
Sinon, votre système de défense "historique" ou "africain" est à mon sens faussé. Vous partez de situations où l'Etat cause des problèmes (invasion d'un Etat par un autre, ce qui convient tant pour la guerre que pour la colonisation) pour justifier la présence d'un Etat. C'est pour le moins curieux.
Qui plus est, vous assimilez "pays" et "Etat" en disant "un pays a besoin d'une armée". Admettons que vous ne fassiez pas cette confusion et que vous voulez en fait dire "un Etat a besoin d'une armée", les Etats-Unis ont démontré l'inutilité de ce concept pour l'autodéfense, en instaurant pendant longtemps la milice privée. Voyez à ce sujet le texte complet du deuxième amendement de la constitution américaine : "A well regulated Militia being necessary to the security of a free State, the right of the people to keep and bear Arms, shall not be infringed".
Sinon, l'Islande a pu se maintenir plusieurs siècles comme une société sans Etat, avec une justice et une police privée, sans que cela ne semble poser problème.
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