Un combat quotidien
texte publié sur le site de l'Institut Molinari
Les moines et les libertariens ont une chose en commun : leurs convictions intimes sont le résultat d’une révélation. Pour les moines, c’est celle de l’existence de Dieu. Pour les libertariens, l’épiphanie est intellectuelle.
La plupart des libertariens que je connais ont été convaincus par la lecture d’un même livre, The Ethics of Liberty de Murray Rothbard. « Le vieux Murray », comme nous l’appelons lors de nos réunions politico-hédonistes, était un écrivain prolifique et un pamphlétaire hors pair. Il a consacré sa vie entière à la diffusion de sa pensée politique et à la lutte contre l’Etat, ainsi qu’en témoigne l’excellente biographie de Justin Raimondo, « An Enemy of the State », dont mon ami Mélodius fait un excellent compte-rendu sur son blog.
S’il est souvent fort difficile d’expliquer le point de vue libéral sur les questions de société qui sont régulièrement débattues, ne fût-ce que parce que l’étiquette libérale est monopolisée dans nos contrées par des gens qui n’ont rien de libéral, promouvoir l’idéal libertarien s’avère une tâche encore plus ardue. Le radicalisme des positions libertariennes en ce qui concerne l’Etat, que les libertariens minarchistes voudraient réduit à sa plus simple expression – l’exercice des fonctions régaliennes – et que les anarcho-capitalistes voudraient voir sombrer à jamais dans les oubliettes de l’histoire, et la priorité absolue donnée à la liberté et à la responsabilité individuelle peuvent souvent sembler incongrues à ceux qui analysent la politique en termes de gauche et de droite. L’individualisme et le respect de l’autre qui sont à la base de notre philosophie assurent un foisonnement d’idées et de positions au sein du mouvement libertarien qui rendent souvent impossibles les prises de position claires de la communauté libertarienne sur les grands thèmes actuels.
Prenons par exemple l’intervention américaine en Irak : elle compte parmi les libertariens à peu près autant de partisans que d’adversaires. Les uns arguent de la nécessité d’intervenir pour débarrasser le monde d’une dictature sanguinaire, les autres de la violence fait par l’Etat américain à ses citoyens – par l’impôt et la mort de soldats US – et aux citoyens irakiens – les victimes des « dommages collatéraux ». Si le débat fait encore rage parmi notre communauté, force est de constater qu’il s’établit de manière entièrement différente de celui qui a lieu sur la place publique. Il n’est pas question ici de discuter de la validité de la théorie du complot qui voudrait que tout cela ne soit que le produit de la volonté du clan Bush de s’approprier les richesses pétrolières irakiennes ou de la pertinence des déclarations américaines et britanniques sur le danger que représentaient les armes de destruction massives que l’on prêtait à Saddam Hussein. Le thème central du libertarianisme étant la nature intrinsèquement mauvaise de l’Etat, qu’il soit dirigé par des élus démocratiques ou par un dictateur d’obédience stalinienne, les discussions sur l’Irak prennent un tour radicalement différent. le caractère abject du régime de Saddam Hussein étant démontré, le débat sur la justification de l’intervention ne tourne nullement autour de la question de la véracité des preuves concernant la détention d’armes de destruction massive, ni du non-respect des résolutions des Nations-Unies. Le thème central du débat devient : un Etat, si démocratique soit-il, a-t-il le droit – voire le devoir – de faire violence fiscale à ses citoyens pour financer l’envoi de troupes dans une région qui ne représente aucune menace directe à sa sécurité ? Ce qui, reconnaissons-le, est fort éloigné du débat habituel.
Pour un public habitué à raisonner selon des catégorisations simples – extrême-droite, droite centre, gauche, extrême-gauche – les libertariens sont des êtres déroutants. Leur respect absolu de la liberté individuelle les conduit à s’opposer à toute forme d’Etat-Providence, en ce que ce dernier, par le mode de financement de ses activités – l’impôt – représente une agression inacceptable des individus. Par contre, tous se prononcent en faveur d’assurances privées et nombre d’entre eux sont partisans de la création de sociétés basées sur la mutualisation des risques, pour autant que la participation à de tels organismes se fasse uniquement sur base volontaire.
Leur habitude de dissocier l’organisation de la société et l’éthique individuelle les rend de même difficiles à cerner sur un débat comme celui de la légalisation des drogues. Nombre de libertariens sont en effet opposés à l’usage de drogues récréatives, mais farouches partisans d’une légalisation totale et inconditionnelle des drogues, qu’elles soient dures ou douces. De même, beaucoup de libertariens sont viscéralement opposés à l’avortement mais défendent bec et ongles le droit des mères à disposer du libre choix d’avorter. L’apparente contradiction de ses positions disparaît lorsqu’on les examine à la lumière de la philosophie libertarienne. L’organisation de la société libertarienne est en effet basée sur le respect du droit de propriété des individus sur leur propre corps et sur le fruit de leur labeur et sur le respect des contrats. Un comportement n’est répréhensible que s’il viole le droit de propriété de quelqu’un ou rompt un contrat existant. Dès lors, l’usage de drogues, tant que le consommateur s’abstient de violences à l’encontre de tiers ou d’entorses aux termes d’un contrat (par exemple celui qui pourrait le lier au propriétaire du lieu où il s’adonne à la consommation de substances psychotropes) n’est nullement répréhensible et est laissé à la seule appréciation des individus souverains. En d’autres termes, et à l’inverse du politicien moyen, le libertarien se refuse à imposer ce qu’il juge bon ou bien à autrui, et demande simplement qu’on le laisse jouir de la même liberté. En ces temps où la pensée pré-formattée et le prêt-à-s’indigner et règnent en maître, le libertarien revendique le droit de penser pour lui-même et de construire sa propre éthique.
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