30.11.03

Live at the Raid Note

Vendredi soir, peu avant onze heures.
Le « Raid Note », un loft près de la Gare du Midi dont les occupants organisent des concerts de jazz. Au fond de la salle, derrière les musiciens, une baie vitrée s’ouvre sur la voie ferrée. Périodiquement, la lueur blanche et froide du passage des trains donne à la scène un nouvel éclairage qui contraste avec le rouge chaud des spots installés par les occupants. De la main droite, j’écrase le reste de ma cigarette au fond du cendrier. La rondeur familière du manche de ma contrebasse repose déjà au creux de l’autre main. Mon pouce retrouve le rail que son passage a creusé dans le vernis au fil du temps. Je plaque l’instrument contre moi et ma main droite quitte le cendrier pour se poser sur la touche d’ébène et effleurer les cordes. A cet instant qui précède la première note, le petit rush d’adrénaline des concerts importants me serre l’estomac et mille pensées se bousculent dans mon esprit. « La main détendue, sinon tu ne tiendras pas la longueur sur ce vamp en fa mineur … J’espère que ça va bien se passer… On dirait que la grippe a décidé de se faire oublier le temps du concert … » Mark lève la tête au-dessus de son Fender Rhodes. Ses lèvres articulent silencieusement : “One, two, one two three four”. C’est parti. Le cliquetis des baguettes de Lionel qui frappent les cymbales et les peaux de la batterie s’amplifie. Frans embouche son saxophone et écarte les coudes. On dirait un oiseau prêt à prendre son envol. « Invisible light ». Drôle de titre…

Vendredi soir, quelque part après onze heures.
Le public applaudit. Mark annonce que « Lavren », le morceau que nous venons d’interpréter est une de mes compositions. On dirait que le public a apprécié. C’est la première fois je crois qu’un groupe joue une de mes créations. Et si ce n’est pas la première ça y ressemble très fort. On a bien fait de jouer Lavren à ce moment-là. Son ambiance méditative et sereine contraste avec la fougue un peu sombre d’Invisible Light. Le nœud que j’avais dans le ventre s’en est allé quelque part au milieu de mon solo. Ca y est, je suis enfin dedans.

Samedi, minuit et demie.
Déjà fini ? Dommage. Enfin, la concentration commençait de toute façon à retomber quelque peu. Il y a eu des trucs bizarres dans la grille de « Moose the Mooch » : quelqu’un s’est perdu et il a fallu rattraper. On a un peu écorché la forme mais tout compte fait ça ne s’est pas trop mal négocié. Un bon petit concert, en somme.

Samedi, une heure.
La bière est bien fraîche, le fauteuil est confortable. C’est fou ce qu’on se sent bien après un concert. Lionel se tourne vers moi. « Une répète, c’était quand même un peu court ». Il a raison. Le concert s’est décidé à la dernière minute et Jérôme, notre batteur habituel, jouait ailleurs ce soir-là. On n’a pu caser qu’une seule répétition avant le concert pour mettre Lionel au courant. Il a solidement bien assuré, en tout cas. Il faut dire aussi que ce n’est pas n’importe quel batteur : son intelligence du jeu, sa stabilité, sa précision et ses réflexes en font un jeune musicien très recherché. Jouer avec lui est un réel plaisir. Pendant ce temps, en musique de fond, Paul Chambers nous livre un de ces solos de contrebasse dont il a le secret. Il joue chaloupé et très en retard sur le temps, comme un vieux matou qui arpente avec nonchalance sa gouttière préférée.

Samedi, deux heures et demie.
Pfff, le Rhodes de Mark pèse une tonne ! Qu’est-ce qui m’a pris de lui donner un coup de main pour remonter ça dans son appartement ? J’en viens presque à me dire que c’est plus dur que de me coltiner la contrebasse et l’ampli. De toute façon, je ne tarderai pas à comparer, il est temps de rejoindre mes pénates. J’aime traverser la ville après un concert. Jouer du jazz me fait toujours le même effet : le corps et l’esprit se vident de toutes les tensions accumulées, et je me sens incroyablement détendu. Mon vieil autoradio pourri passe du Keb’Mo. Un peu de blues avant de dormir, ça s’impose …