17.11.05

La leçon des "affaires"

Plusieurs semaines se sont écoulées depuis la publication sur le site d'Olivier Chastel du rapport d'audit de la société de logements sociaux de Charleroi, la désormais célèbre "carolorégienne". Depuis lors, chaque jour ou presque nous a apporté son lot de révélations sur les diverses malversations pratiquées par les administrateurs et les directeurs de plusieurs sociétés de logements sociaux. Charleroi, Mons, Binche, Taminnes, La Louvière, la liste s'allonge de jour en jour. Les bloggeurs libéraux et/ou conservateurs en font leurs choux gras et ne perdent pas une occasion de tirer à boulets rouges sur le PS. Le MR, lui, garde un silence embarrassé, sans doute parce qu'un jour ou l'autre quelques cadavres MR sortiront de leur placard.

La presse, quant à elle, affiche avec un touchant ensemble l'indignation qu'il est de bon ton d'adopter, mais les journalistes évitent soigneusement de tirer de ces événements des conclusions trop franches. Pourquoi ? Parce que nous sommes en train d'assister à l'écroulement d'un mensonge que les étatistes nous ont resservi à chaque fois qu'il était question de justifier l'ingérence de l'Etat dans l'économie : celui qui consiste à prétendre qu'on ne peut pas faire confiance au marché, que l'Etat peut mieux gérer des secteurs dits "sensibles", que le contrôle démocratique est plus efficace que la "loi du marché", que face aux insoutenables "dérives libérales", l'Etat est le garant des droits et des libertés.

Il n'est désormais plus possible aux étatistes de nier l'évidence : loin d'être cantonnées aux agissements de quelques "brebis galeuses" qui "jettent le discrédit sur un système globalement bon", les malversations constatées ont été pratiquées à une telle échelle et par tellement de mandataires publics qu'il est à présent évident que c'est le système qui est pourri jusqu'à la moëlle, et non quelques individus isolés.

Certes, diront les lecteurs incrédules, mais les affaires Enron, Parmalat, Worldcom, Leernout et Hauspie, et j'en passe, ne démontrent-elles pas que le privé lui aussi a ses défauts ? Et les salaires mirobolants des "chief executive officers" des grandes sociétées cotées sur le NASDAQ et au NYSE ne sont-ils pas beaucoup plus importants que les quelques dizaines de milliers d'euros de notes de restaurant des administrateurs de la Carolo ?

Reprenons si vous le voulez bien ces deux arguments, et tout d'abord celui des rémunérations mirobolantes des dirigeants de grosses multinationales. Et commençons par rappeler la différence fondamentale entre la Carolo et, au hasard, General Electric : l'origine de l'argent qui rémunère les dirigeants. Chez GE, il s'agit du produit de l'exploitation d'une entreprise : plusieurs produits ou services ont été fournis à un ensemble d'individus, les clients, qui ont librement choisi de les acheter. Ce faisant, GE a engrangé un bénéfice. C'est donc le processus de création de valeur de l'entreprise qui est la source des fonds dont elle dispose pour rémunérer ses dirigeants. Alors, certes, les chiffres cités sont parfois énormes. Mais n'oublions pas qu'il s'agit de redistribuer des richesses que l'entreprise a elle-même générées.

N'oublions pas non plus les responsabilités des dirigeants d'entreprise. De leurs décisions dépend l'avenir de dizaines de milliers de personnes : les salariés et les actionnaires de l'entreprise. Ce sont leurs choix stratégiques qui vont amener les sociétés qu'ils dirigent à prospérer et à créer de la valeur ou à péricliter et à se retrouver en difficulté. Dans le premier cas, salariés et actionnaires verront leur situation s'améliorer. Dans le deuxième cas, ce seront licenciements et baisse de la cote de l'action de l'entreprise. La rémunération versée à ces top executives reflète les responsabilités qui sont les leurs. N'est-il pas logique de rémunérer, au moyen de la richesse créée, la prise de risque qui a permis sa création ?

Mais quid des excès constatés, me direz-vous, comme ces golden parachutes, indemnités de licenciements indécentes versées aux dirigeants licenciés pour mauvaises performances ? Effectivement, les sommes ont de quoi choquer. Mais que constatons-nous ? Que les actionnaires de ces sociétés, petits porteurs comme fonds de placement, ont commencé à agir pour limiter ces excès. La puissance des fonds de placement et la responsabilité qu'ils ont envers leur clientèle, dont une grande part compte sur l'argent placé pour compléter, voire constituer intégralement une pension, les met à présent en position de demander des comptes aux conseils d'administration des sociétés dans lesquelles ils ont investi. Qui plus est, ces fonds ont une stratégie de long terme, ce qui les amène à faire pression pour amener les dirigeants à privilégier la rentabilité à long terme aux one-shots qui ruinent les perspectives d'avenir. Les actionnaires, grands ou petits, ont mis leur argent dans l'aventure. Ils exigeront que cet argent soit utilisé intelligemment de manière à faire croître leur bas de laine. Le contrôle qu'ils exercent est direct, et la sanction peut être immédiate : revente de l'action et, si les choses vont mal, participation des actionnaires à une OPA "hostile". Car qu'est-ce qu'une OPA hostile sinon un groupe d'investisseurs qui, avec l'aval d'actionnaires mécontents de la gestion de l'équipe actuelle, prend le contrôle d'une société pour lui imprimer une nouvelle direction ?

A l'inverse, qu'observons-nous en Wallonie (et ailleurs) ? Des mandataires publics qui dilapident l'argent qui leur a été confié par d'autres mandataires publics, lesquels l'ont obtenu en forçant les contribuables à cracher au bassinet des finances publiques. Aucun contrôle si ce n'est le fameux "contrôle démocratique", qui, en fin de compte, consiste à faire surveiller par certains mandataires publics les agissements d'autres mandataires publics. Soyons lucides : les loups ne se mangent pas entre eux. Les citoyens ont-ils le choix de placer leur argent ailleurs ? Non, ils n'ont aucun contrôle sur la manière dont les impôts sont dépensés. Peuvent-ils revendre leurs actions de la Carolo à une autre société ? Non, ils ne le peuvent pas, ils n'ont pas d'actions, c'est l'Etat qui décide. Et quid des mandataires publics indélicats ? Les citoyens peuvent-ils leur intenter un procès et réclamer des dommages pour le préjudice qu'ils ont subi, comme l'ont fait les actionnaires d'Enron, de Parmalat, de Worldcom, et ceux de toutes les sociétés dont les actionnaires ont été lésés par les actions frauduleuses de leurs administrateurs ? La réponse est non. Ils devront se contenter d'une décision judiciaire au terme d'une procédure à laquelle il ne leur est même pas loisible de participer en tant que partie civile.

La malhonnêteté existe et existera toujours, cela ne fait aucun doute. Mais ce que les actuelles malversations mettent en lumière, c'est l'impunité dont jouissent les mandataires publics pour exécuter leurs petits forfaits, l'absence de contrôle qui leur a permis de s'enrichir pendant des années, l'étendue des fraudes, abus et malversations, toutes choses qui, dans un contexte de marché, reçoivent tôt ou tard une sanction proportionnelle aux fautes, intentionnelles ou non, qui ont été commises.

Certains dirigeants d'Enron se retrouvent à l'ombre pour plus de vingt ans, et ont été condamnés à verser des millions de dollars de dommages aux actionnaires dont les intérêts ont été lésés. Qu'en sera-t-il chez nous ? Si les actuels inculpés sont reconnus coupables, combien d'années passeront-ils derrière les barreaux ? Et les éventuelles amendes, seront-elles reversées aux citoyens dont l'argent a été gaspillé ? Si la prison ne fait aucun doute (quoi que je serais fort étonné de voir des peines aussi sévères que celles prononcées aux Etats-Unis), le reste n'est qu'un doux rêve.

Avant de clôturer cette chronique, j'aimerais observer l'affaire de la Carolo sous un autre angle, celui des "bénéficiaires" de ces logements sociaux. Sont-ils heureux, leurs logements les satisfont-ils ? Les observateurs attentifs des média se rappelleront qu'à travers toute la Wallonie, ces dernières années, on a pu observer des incendies dans des tours de logements sociaux pour cause d'insalubrité, des bungalows HLM rongés par l'humidité, bref, des agences étatiques adoptant un comportement semblable à celui que les élus de tout bords n'hésitent pas à fustiger, avec un trémolo dans leur voix indignée, de grands effets de manche et des expressions du style "marchands de sommeil", chez les propriétaires privés étranglés par un "code du logement" qu'eux-mêmes, lorsqu'ils gèrent un parc de logements, s'abstiennent soigneusement de respecter.

La prochaine fois qu'un défenseur du tout à l'Etat vous parle des "dérives inacceptables du marché", n'hésitez pas à éclater d'un rire tonitruant. Les récents évenements démontrent que c'est la seule réponse que mérite désormais cette prose grandiloquente.