23.3.06

La guerre des sectes

C'est officiel : le citoyen solidaire a un nouvel ennemi. Le pauvre, il avait pourtant déjà fort à faire, avec les vilaines compagnies transationales - un nouveau terme à la mode, beaucoup plus effrayant que "multinationale" - qui délocalisent à tout de bras, jouent avec leur cerveau, oppressent et licencient pour faire d'horribles profits qui engraissent leurs actionnaires cupides, mais aussi avec les OGM, la pollution et les briquets sans sécurité enfants. Mais, las ! Un autre ennemi, sournois et malicieux, se profile à l'horizon : les SECTES.

Heureusement, l'Etat est là. L'Etat, toujours bon, toujours bienveillant, toujours prêt à écarter d'un revers de sa puissante main les méchants qui empêchent le petit citoyen de bêler sagement avec le reste du troupeau. Mais qu'ouis-je ? Le gouvernement, ce vilain méchant, s'est bien un peu occupé des sectes, mais après, il a fallu qu'il se plonge dans d'autres dossiers bien plus dangereux : les vols de nuits au-dessus d'Erps-Kwerps, le scission de l'arrondissement de Bruxelles-Halle-Vilvoorde, un salopard de capitaliste indien qui veut tout nous voler notre beau fleuron européen de la sidérurgie subsidiée, et puis la terrible, l'EFFRAYANTE, la cataclysmique peste aviaire, qui a déjà provoqué une hécatombe sur le territoire européen : trois cygnes et deux chats en moins d'un mois !

Heureusement, quand les ministres ne font rien à part courir derrière les terroristes turques en cavale, nos vaillants parlementaires veillent au grain. Et la Libre, toujours fidèle au poste, est prête à nous narrer par le menu les découvertes horrifiantes qu'ont faites nos preux chevaliers des temps modernes.

Lisons plutôt :
Le «groupe de travail» sur les sectes rend son rapport. Il constate d'abord de sérieuses lacunes dans la lutte contre ces organisations dont certaines sont dangereuses. Il recommande ensuite des corrections pour éviter les drames.

Lutter contre ces organisations "dont certaines sont dangereuses" : ça commence bien. Seuls "certains" de ces méchants ennemis sans visages sont donc méchants. On se demande pourquoi il faut "lutter" contre les autres. Mais soit.



Un an et demi de labeur. De nombreuses réunions (à huis clos). Des centaines de documents compulsés. Une vingtaine d'auditions de «grands témoins» (les ministres de la Justice, de l'Intérieur et de la Santé publique, des dirigeants de la Sûreté, de la Police, des parquets, etc.). Voilà ce qui a animé le «groupe de travail parlementaire» constitué en juin 2004 à la Chambre en réaction à l'apparent et considérable manque de suivi des recommandations de la commission d'enquête lancée par la même Assemblée sur le problème des sectes, en 1997. «La» commission qui avait sonné l'alarme...

Le gouvernement n'a pas fait son travail, alors on interroge le gouvernement à huis clos pour lui demander pourquoi. Cherchez l'erreur. Tiens, au fait, quand on y pense vingt auditions en un an et demi, ça fait treize auditions par an, un peu plus d'une par mois. Quel labeur acharné ! Heureusement, ainsi que je l'avais déjà mis en évidence dans une chronique, les parlementaires sont payés pour ce travail harassant. Au moins, les vrais chevaliers avaient-ils, quant à eux, fait voeu de pauvreté.




Ce groupe présente ce jeudi son rapport, qui paraît déjà essentiel pour le combat contre les «organisations sectaires nuisibles et dangereuses». «La Libre» a pu prendre connaissance tant de ses constatations, édifiantes, que des nouvelles recommandations qui vont influencer la politique en la matière.

Autant le dire: le constat posé par le président et fondateur du groupe de travail, André Frédéric (PS), par son vice-président Tony Van Parys (CD&V), son rapporteur J-P. Malmendier (MR) et ses membres (CDH, VLD, SP.A, VB) ne réjouit pas. Depuis 1997, c'était quasiment le vide...

Hé hé hé ! C'est un membre du parti socialiste qui s'occupe de surveiller les organisations sectaires, nuisibles et dangereuses. L'ironie est savoureuse. Je me demande si on convoquera le conseil d'administration de la Carolo lors d'une prochaine séance.




1) Evolution de la situation. Les activités des sectes n'ont pas diminué, au contraire. Mais, constate le groupe, elles avancent avec plus de discrétion. Il s'agit plus que par le passé de petites structures, même si de puissants groupes dissidents du protestantisme américain (évangélistes, pentecôtistes) occupent aussi le terrain.

Les évangélistes sont donc eux aussi visés. Et tenez-vous bien, braves gens, car il s'agit de "puissants groupes dissidents". Dissidents de quoi, d'abord ?

Pour avoir eu l'occasion de parler aux "victimes" des évangélistes dissidents, principalement actifs dans les milieux africains, je ne vois rien de très dangereux dans ces puissantes sectes. A moins que nos éminents défenseurs de l'athéisme ne considèrent la prière et l'abstinence avant le mariage comme de pernicieuses menaces pour notre belle jeunesse. Ah oui, j'oubliais, ils sont créationnistes aussi. Et cça, c'est pas bien, c'est obscurantiste, comment peut-on penser ça au 21ème siècle madame ? Remarquez, avec pareille définition, une bonne moitié des musulmans de Belgique sont membres d'une secte : après tout, eux aussi prient, sont censés éviter le "boogie-woogie avant de faire les prières du soir" et croient que dieu a créé le monde et que Darwin était un blasphémateur qui brûle à présent dans les flammes de l'Enfer. Est-ce si grave que cela ? Personnellement, bien qu'athée et darwiniste, je ne me sens pas l'envie de tenter de faire interdire tout culte qui prétendrait que dieu existe et qu'il a créé le monde. Mais bon, ce serait laisser aux gens la liberté de penser, et ça, c'est dangereux.



2) Parquets, police et Sûreté. Leur connaissance du phénomène est fragmentaire, dit le groupe de travail. Un besoin de formation se fait sentir (déjà dit en 1997). Il est cependant vrai que les organisations sectaires disposent parfois de moyens colossaux et qu'il est malaisé d'enquêter sur leur patrimoine.

Côté parquets, un groupe de travail devait élaborer un plan de lutte, mais la note d'orientation attendue est toujours dans les limbes. Le gouvernement lui-même a omis de définir, en collaboration avec le Collège des procureurs généraux comme c'était prévu, une politique criminelle précise permettant aux services concernés d'orienter leur action. Et si la commission d'enquête avait préconisé la création d'une cellule spécifique transversale Police/Sûreté, elle n'existe pas. Enfin, si on notait en 1997 le manque de moyens matériels et humains dans ces services, c'est toujours le cas.



Bon je résume : la police n'y connaît rien. Bon, déjà, ça ce n'est pas une excuse. J'ai personnellement eu affaire à des policiers qui n'y connaissaient rien en traitement de texte ni en orthographe, et encore moins en prise de notes, ça ne les empêchait pas de prendre des dépositions. Par contre, ça prenait longtemps. Deux heures par page en moyenne.
Bon, je continue. Le police et la justice manquent d'argent, et en plus le gouvernement n'a pas créé les comités, cellules et autres commissions de coordination "indispensables" à tout travail policier digne de ce nom. Entre parenthèses, avec l'affaire Erdal, nous avons pu admirer l'efficacité de la coordination "police-sûreté". Une fois la commission ad hoc créée, les sectes n'ont qu'à bien se tenir !




3 La cellule administrative de coordination de la lutte anti-sectes répond, elle, effectivement à une recommandation de 1997. Mais, sans locaux, elle semble en léthargie. On attend toujours la publication de l'arrêté royal l'organisant...

En plus des commissions et groupes de travail, il manque bien sûr une "cellule administrative". Heureusement, elle existe. Enfin, sur le papier, puisqu'elle n'a pas de locaux. Euh non, finalement, pas sur le papier non plus, il manque un arrêté royal. Mais ça ne les empêche pas de dormir, à la cellule administrative. Je suppose qu'ils ont des matelas.




4) International. La coopération est étroite avec la France mais, même si la Sûreté entretient des contacts transfrontaliers de bon aloi, ça s'arrête à peu près là à cause de la disparité des législations en Europe et du fossé conceptuel entre les Latins et les Anglo-saxons, plus indifférents au phénomène. D'ailleurs, a remarqué le groupe de travail, les institutions européennes, cibles privilégiées du lobbying intense des organisations sectaires, s'intéressent peu au sujet. Pas de surprise, donc, à ce qu'Europol n'ait constitué aucun fichier d'analyse sur les sectes.

Ces salauds d'anglos-saxons sont "indifférents au phénomène". On reconnaît bien là ces fourbes d'alliés objectifs des Etats-Unis, toujours prêts à laisser les pauvres citoyens à la merci du premier exploiteur venu. Vous remarquerez jusqu'où l'antiaméricanisme va se glisser, de nos jours : tout est prétexte à vilipender l'ennemi, même la lutte contre les sectes. Tout ça c'est la faute à l'ultranéolibéralisme anglo-saxon !




5) Médecine, psy et social. En 1997 déjà, il était évident que certaines sectes exploitaient le travail des adeptes. Mais les Affaires sociales se bornent à évoquer la jurisprudence, qui dit qu'adeptes et gourous ne sont pas liés par un contrat de travail. Constat d'amertume aussi côté médical: les pratiques sectaires éveillent peu l'intérêt des autorités et de l'Ordre des médecins. Les procès pour exercice illégal de la médecine sont rares. Les députés notent aussi que l'absence de statut du métier de psychothérapeute présente un réel danger.

Les médecins s'en battent l'oeil et les Affaires Sociales s'en désintéressent. Et en plus n'importe qui peut se dire psychothérapeute. Mais que fait le gouvernement ? Il faudra que je pense à poser la question à "Monsieur Amédée, grand mage de la forêt africaine, don héréditaire de père en fils", qui a gentiment laissé ses coordonnées dans ma boîte aux lettres.




6) Quelques avancées, malgré tout, directement liées aux recommandations de 1997 ou non: création du parquet fédéral; instauration de magistrats de référence dans les parquets locaux (mais ils n'ont pas reçu la moindre directive), obligation faite à ces parquets de notifier au parquet fédéral tout dossier secte; centralisation au même parquet des informations de la Sûreté de l'Etat (mais sans suites judiciaires jusqu'ici); enfin, un «carrefour d'information» a été créé dans chaque arrondissement judiciaire.


Ouf, on respire. Vivent les carrefours de l'information, qui entrecoupent utilement les autoroutes du même nom. Il ne manque plus que quelques feux rouges de l'information et tout sera réglé.


Mais La Libre nous a gargé le meilleur pour la fin. Je connais un journal qui va encore voir ses subsides augmenter :

Ce qui ne paraît pas si lourd... Merci, donc, aux députés: il était temps que quelqu'un réagisse!

7.3.06

En finir avec le patriotisme économique

Depuis le tollé suscité en France par l’OPE hostile lancée sur le groupe Arcelor par Mittal Steel, il ne se passe pas un jour sans que quelque part un journaliste ou un ministre quelconque ne parle de la nécessité d’un retour au « patriotisme économique ». Ne nous y trompons pas : il s’agit d’un discours de repli sur soi. C’est d’autant plus flagrant que ce repli n’a même pas lieu au sein de l’espace de l’Union Européenne mais bien à l’intérieur d’un certain nombre de pays, pays dont le manque de dynamisme et les hauts taux de chômage trahissent l’inculture économique de leurs dirigeants. Nous pouvons à la rigueur admettre que dans l’affaire Mittal il s’agissait de « protéger » un « champion européen ». Et encore … le gouvernement qu’on a le plus entendu, comme d’habitude, était le gouvernement, français, qui considère Arcelor comme français en dépit des concessions rhétoriques à la construction européenne. De toute manière, l’actualité récente nous démontre que le repli observé est beaucoup plus égoïste et nationaliste : le gouverneur de la Banque Centrale italienne forcé de démissionner après avoir tenté d’empêcher en sous-main la reprise de deux banques italiennes par d’autres banques européennes, l’Espagne qui tente de protéger son « champion » énergétique Endesa de toute reprise par un concurrent allemand, la France qui négocie en hâte une reprise de Gaz de France par Suez pour éviter un rachat de Suez par un groupe italien. Quels intérêts cherche-t-on à protéger ? Ceux du citoyen européen ou ceux d’une oligarchie où gouvernements, syndicats et grosses entreprises s’entendent pour protéger leurs petits intérêts et continuer leurs petites affaires entre eux, aux frais du contribuable-consommateur ?

Mais qu’est donc ce « patriotisme économique » qui semble la dernière idée à la mode ? Malgré les apparences, le concept est loin d’être récent. Il a même connu plusieurs noms au cours de l’histoire : colbertisme, mercantilisme, patriotisme économique, tous ces mots ne sont qu’un cache-sexe pour ce monstre sacré de l’étatisme malsain qu’est le protectionnisme.

De quoi s’agit-il ? En gros, il s’agit d’utiliser toutes les mesures coercitives à la disposition des Etats pour « protéger » des entreprises nationales, ou un secteur d’activités, de la concurrence qui a le mauvais goût d’être « étrangère », qu’elle soit européenne ou extra-européenne. Bien sûr, tous les prétextes sont bons pour justifier ce genre de mesures. Il peut s’agir, au choix, de « protéger » l’emploi ou un secteur « stratégique » (comme dans la dernière mouture de la législation française), de « lutter contre le dumping », ou encore de « protéger les consommateurs ». Belle rhétorique, mais ô combien fallacieuse.

Le grand perdant du protectionnisme, contrairement à ce que l’on voudrait bien faire croire au citoyen, ce n’est pas l’entreprise étrangère, et le grand gagnant n’est pas le consommateur ou l’hypothétique « grandeur » de la nation. C’est même tout le contraire : les seuls à bénéficier d’une mesure protectionniste sont les propriétaires, les dirigeants, et, dans une moindre mesure, les travailleurs des entreprises que les mesures protectionnistes isolent de la pression concurrentielle. Frédéric Bastiat, dans un magistral essai intitulé « Pétition des marchands de chandelles », illustre à merveille l’absurdité du protectionnisme et son caractère néfaste pour le citoyen ordinaire. Cet essai prend la forme d’une lettre envoyée au parlement par les représentants de l’industrie des marchands de chandelles : ces commerçants y déplorent la concurrence déloyale que leur fait le soleil en fournissant toute la journée de la lumière gratuite aux habitants du pays. Ils demandent que l’on rende obligatoire la fermeture des rideaux et volets afin que les intérieurs soient en permanence éclairés par la lumière artificielle fournie par leurs soins. Leur raisonnement en appelle notamment à un argument que l’on entend beaucoup dans la bouche des protectionnistes : en stimulant la production de chandelles, le gouvernement protégera les emplois existants et en créera de nouveaux. Il est bien sûr facile de réaliser à quel point le raisonnement est fallacieux : la protection réclamée vis-à-vis du soleil coûtera cher aux citoyens : ils seront obligés de payer pour un service (laz fourniture de lumière en journée) qui était jusqu’ici gratuit. L’argent consacré à ces achats rendus nécessaires par la loi sera détourné d’autres usages plus productifs et, si les marchands de chandelles et leurs ouvriers s’enrichiront, la population entière s’appauvrira pour financer l’accroissement du confort matériel de cette petite communauté de privilégiés.

En quoi la pétition des marchands de chandelle serait-elle différente des appels actuels au patriotisme économique ? Derrière la rhétorique nationaliste qui plaît aux frileux et aux chauvins, les conséquences sont les mêmes. En restreignant la concurrence, fondement d’une économie saine et profitable à tous, les mesures de « patriotisme économique » aggravent la situation de ceux qu’elles prétendent protéger tout en enrichissant ceux qui n’ont nullement besoin d’aide. Derrière la rhétorique chevaleresque se cache une fois de plus une machine à rendre les pauvres plus pauvres. Sous prétexte de lutter contre le libéralisme sauvage, les gouvernements protectionnistes accroissent la misère sous les vivats de la foule qu’ils spolient.